Le 5 février 2019, l’organisation non gouvernementale américaine Freedom House a publié son classement annuel « Freedom in the World-2019 », classant l’Estonie parmi les pays libres, évaluant le niveau de liberté d’expression à 94 points sur 100 (au niveau de l’Allemagne et de l’Islande).
Le 18 avril 2019, l’Estonie a pris la 11ème place parmi 180 pays selon l’évaluation annuelle établie par l’organisation Reporters sans frontières dans l’indice de la liberté de la presse.
Les spécialistes de Freedom House et de Reporters sans frontières établissent leurs propres classements qui seraient basés sur les résultats d’une enquête menée auprès de journalistes, de défenseurs des droits de l’homme, de chercheurs en sociologie et de juristes. Toutefois, ces taux élevés laissent perplexe ceux qui connaissent bien la situation de la liberté d’expression en Estonie.
Le centre d’analyse indépendant Euroexpert, partenaire de la Fondation pour la protection des valeurs nationales, a préparé une étude spéciale sur les violations de la liberté d’expression en Estonie.
Dans un pays où le degré de liberté de la presse est élevé, les services spéciaux estoniens contrôlent étroitement non seulement les médias indépendants mais également les médias orientés vers le grand public, détenus par des sociétés estoniennes privées ou publiques. Cela ne leur coûte rien de « détruire » la réputation d’un journaliste ou de faire pression sur les annonceurs potentiels avec des menaces ou des « explications ». Aussi, on procède également à des contrôles « sélectifs » à la frontière et on lance des poursuites ou un procès administratif.
Il est particulièrement intéressant de noter la publication annuelle du rapport par la police sécuritaire (KAPO) du 12 avril qui parle des journalistes et des médias ayant une vision différente de celle des partis au pouvoir sur des événements en Estonie et dans le monde. Si une personne apparait dans cet annuaire, cela veut dire quelle reçoit une « marque noire » après laquelle toutes les actions décrites ci-dessus sont réalisées, jusqu’à forcer à quitter la profession. Les organisations qui la reçoivent perdent instantanément le soutien de l’État, des sponsors et du financement de fonds européens et d’autres structures.
En Estonie, où il y a en peu plus d’un million de lecteurs potentiels, les événements décrits ci-dessous constituent un avertissement pour les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme et les membres d’ONG pour les années à venir.
Immédiatement après les événements mémorables d’avril 2007, Igor Kuldmaa, rédacteur en chef du portail Delfi le plus populaire en Estonie, a été licencié. Il a tenté de transmettre aux lecteurs des informations plus ou moins objectives sur la situation autour du « Soldat de bronze ».
Selon Reporters sans frontières, l’Estonie avec la Slovaquie occupait les 3èmes et 4èmes positions dans le classement des libertés en 2007.
En 2009, pour leurs publications critiques et parfois satiriques sur ce qui se passe en Estonie, les blogueurs estoniens populaires, les époux Inno et Irya Tyahismaa, ont retenu l’attention des services de renseignement estoniens. Le 28 avril, les policiers sont entrés de force dans leur maison, ont procédé à une perquisition, ont saisi du matériel photo et vidéo, du matériel de bureau, des objets personnels et des téléphones. L’obligation légale des époux d’attendre l’arrivée d’un avocat leur a été refusée.
En novembre 2010, malgré de nombreuses protestations de la société, le Parlement estonien (le 18 mars, les six plus grands journaux estoniens appartenant à l’Union des journaux estoniens ont publié des pages de couverture vierges) a adopté la loi de Lang sur la protection des sources. Ses dispositions ont obligé les journalistes, à la demande des autorités, à divulguer leurs sources d’informations confidentielles sans ordonnance du tribunal.
La loi adoptée n’a pas aggravé, mais a amélioré les indicateurs de la liberté de la presse en Estonie : selon le classement établi par l’organisation internationale Reporters sans frontières, elle se classait à la 9ème place mondiale en 2010.
En août 2011, Vallo Kelmsaar, rédacteur en chef de la radio estonienne, a été licencié en raison de la « couverture inappropriée » des actes des autorités lors d’une attaque du citoyen estonien, avocat Karen Drambyan, contre le bâtiment du ministère estonien de la Défense.
Le député Priit Toobal, membre du Conseil de la Société estonienne de télévision et de radio (ERR), a déclaré à l’époque que le licenciement de Kelmsaar qui travaillait pour la radio depuis 15 ans, était politique. Selon lui, le journaliste pourrait réagir d’une manière critique aux actions des autorités – l’assassinat de Drambyan.
La même année 2011, reconnu comme le meilleur journaliste estonien en 2009, le journaliste influent de la plus célèbre radio estonienne Vikkerradio, Mart Hummelas, a démissionné pour protester contre la politique éditoriale de « maquillage des faits », contre la manque de motivation et contre la liste des personnes non admises aux médias. Hummelas a déclaré que le journalisme qui devrait par définition être le chien de garde de la démocratie, cesse de remplir cette fonction en Estonie et que les dirigeants des plus grands groupes de médias choisissent uniquement des partenaires politiques qui non seulement aident à la conduite des affaires, mais permettent également d’établir des liens étroits entre le gouvernement et les médias.
Selon les résultats de 2011, Reporters sans frontières a classé l’Estonie et les Pays-Bas sur les 3èmes et 4èmes places.
Le 7 mars 2014, Yevgeny Levik, rédacteur en chef du service de radiodiffusion (ERR), journaliste avec 20 ans d’expérience, a été licencié. Les raisons de ce licenciement étaient les opinions « incorrectes » de Levik sur la situation en Ukraine et la couverture en Estonie des événements se déroulant à Kiev.
Le 15 décembre 2014 à Tallinn, le journaliste et le publiciste italien, l’ancien député européen (2004-2009), Giulietto Chiesa, a été arrêté dans un hôtel, conduit au poste de police, puis expulsé du pays. Il devait s’adresser aux journalistes et au public du club international des médias Impressum à Tallinn sur le thème « l’Europe doit-elle avoir peur de la Russie? ».
En novembre 2014, Margarita Kornysheva, rédactrice en russe du portail de « Delphi », s’exprimant lors d’une table ronde sur les problèmes de la presse russe en Estonie organisée à Bruxelles par l’eurodéputée Yana Toom, a déclaré que « si difficile que ce soit maintenant, les journalistes en Estonie ne l’ont jamais été. Et l’obéissance dans les médias est simplement incroyable ».
Le 15 avril 2015, le contrat de Delphi avec Kornysheva a été annulé parce que l’employée « malgré l’avertissement, avait ignoré les ordres raisonnables de l’employeur ou violé les obligations professionnelles », et avait également « provoqué la méfiance d’un tiers envers l’employeur ».
Kornysheva est l’une des journalistes les plus célèbres de la dernière décennie. Elle a travaillé et fait des publications dans les principaux journaux estoniens. Elle est l’auteur de centaines d’investigations sur les thèmes de la corruption politique, de la privatisation, de l’économie et de la criminalité, ainsi que sur les thèmes « dangereux » pour les journalistes russes en Estonie, tels que la renaissance du néonazisme, de la russophobie et la police sécuritaire.
Kornysheva a elle-même déclaré que son licenciement était de nature politique et avait un lien avec les sujets « dérangeants » de ses publications, principalement liés à la Russie, ainsi qu’avec la politisation des activités de la police sécuritaire, ce que Kornysheva avait démontré par des exemples concrets dans ses documents.
En 2015, l’Estonie est restée à la 11ème place sur 180 de l’évaluation annuelle de la liberté de la presse, établie par l’organisation internationale de défense des droits humains Reporters sans frontières.
Au fil des ans, il y a eu beaucoup de départs « en silence », par « accord mutuel des parties ». Ainsi, le journaliste « Postimees » Andreï Babin, qui a reçu le prix prestigieux – un voyage créatif en Russie, a été menacé de licenciement s’il acceptait le prix. Babin a choisi le prix et il a été viré.
Au cours des quatre dernières années après le scandale de Kornysheva, la situation de la liberté d’expression en Estonie n’a pas changé. Après s’être débarrassés des médias « orientés vers le grand public », les journalistes ne risquent pas d’aller au-delà de la « ligne rouge », y compris l’autocensure.
Tous les faits que nous avons présentés doivent être connus des experts de Freedom House et de Reporters sans frontières. Cependant, année après année, l’Estonie occupait une place haute. Il semble que les analystes de ces organisations donnent « automatiquement » de bonnes notes aux médias des États amis, sans vraiment plonger dans les affaires de pays lointains et incompréhensibles.
Par ailleurs, nous notons que nous n’avons délibérément pas cité de nombreux exemples de harcèlement de journalistes, d’éditeurs, d’experts des médias – « propagandistes » et « agents d’influence du Kremlin ». Selon la police sécuritaire locale et les « grands médias », ils sont tous à blâmer pour les points de vue différents sur la vie intercommunautaire des Russes et des Estoniens et sur le développement des relations avec la Russie. En outre, l’examen n’inclut pas de cas de lutte contre le travail de journalistes russes, y compris l’interdiction de visiter le pays et le refus de délivrer des visas.
Alexandre Kornilov, spécialement pour la Fondation pour la protection des valeurs nationales