Le 3 février 2019, Alexander Gabouev, directeur du programme La Russie dans la région Asie-Pacifique du Centre Carnegie à Moscou, a rédigé un article pour Financial Times. Qu’est-ce qui le rend intéressant ? C’est un exemple typique présentant des méthodes de travail sur l’agenda d’un pays dans les intérêts d’un État étranger.
Commençons par le fait que le Venezuela ne fait pas partie de la région Asie-Pacifique, contrairement à la Colombie. Gabouev ne parle pas espagnol, d’où les questions se posent : comment communique-t-il avec les principales sources de la région ? Comment lit-il des documents ? Comment écoute-t-il les textes intégraux des déclarations ? En outre, l’article contient de nombreuses distorsions de données et des insinuations lorsqu’une opinion personnelle est vendue comme un fait objectif. Le but en est de former une image négative de la Russie.
L’article commence par la déclaration que Kremlin propose d’envoyer des conseillers afin d’aider le président vénézuélien Nicolás Maduro à rester au pouvoir. Puis, vient une affirmation catégorique selon laquelle la Russie est entraînée dans un nouveau conflit indirect avec les États-Unis dans les coulisses américaines.
De quoi Gabouev voulait-t-il nous faire part ? Des rumeurs sur l’envoi de SMP russes ? De la participation d’économistes russes à la table ronde ?
Cela est suivi par une accusation dénuée de preuves selon laquelle il s’agit plus que d’une simple tentative du président russe Vladimir Poutine de faire payer aux États-Unis pour leur intervention dans les affaires de la Géorgie et de l’Ukraine, ainsi que pour leur sortie du FNI (Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire). Aucun fait ni source confirmant l’accusation n’y est présenté.
Selon Gabouev, c’est Igor Setchin, président de Rosneft, qui à part Poutine exerce l’influence déterminante sur la politique russe au Venezuela. On cite ensuite une dette inventée de 3 milliards de dollars que la compagnie publique PDVSA doit à Rosneft. Selon la déclaration officielle de Rosneft, PDVSA a versé 2,3 milliards de dollars de dette en 2018, qui remontait au total de 4,6 milliards de dollars pour le 31 décembre 2017. Il reste à verser à la société vénézuélienne encore 2,3 milliards de dollars. Gabouev n’explique pas d’où vient le chiffre de 3 milliards de dollars ; par conséquent, son expertise de la situation vénézuélienne soulève de grandes questions.
Peut-être que Gabouev s’est trompé et a fait allusion à la dette publique du Venezuela à la Russie pour la livraison d’armes pour la somme totale de 3,05 milliards de dollars. Cette dette ne concerne toutefois pas Rosneft. Dans ce cas-là, il est fort probable qu’il y ait place à une manipulation de faits.
En outre, Gabouev ne connaît pas le nombre et la composition exacts des projets pétroliers et gaziers russes au Venezuela, car il parle de deux gisements de gaz offshore et d’autres « actifs » avec des réserves de plus de 20 millions de tonnes de pétrole.
Si on observe les données des réserves et des projets de Rosneft au Venezuela arrêtés au 5 février 2019, il s’avère, selon Finam Holdings, que Rosneft est impliqué dans plusieurs projets vénézuéliens :
- 5 projets (Petromonaga – 40%, Petromiranda – 32%, Petroperija – 40%, Boqueron – 26,67%, PetroVictoria – 40%) de production de pétrole avec des réserves de pétrole de plus de 80 millions de tonnes et la production pétrolière de 3,4 millions de tonnes dans la part de l’entreprise ;
- Part à 100% dans le projet gazier (Mejillones et Patao) (avec droit d’exportation) avec les ressources conditionnelles à 85 milliards par mètre cube ;
- 2 entreprises de services pétroliers (Perforosven – 51%, Precision Drilling – 100%).
Les projets sur le territoire du Venezuela sont réalisés conformément aux exigences de la législation qui leur est applicable et les accords conclus à leur égard sont légaux et valides.
Selon les données du magazine Neftegaz.ru de décembre 2017, « les réserves géologiques initiales du pétrole de ces projets dépassent 20,5 milliards de tonnes ». Ces données sont confirmées par les informations sur le site officiel de Rosneft. Dans un communiqué de presse datant de février 2016, en dehors de l’augmentation à 40% de la part de Rosneft dans Petromonagas, il s’agit également de ces 20,5 milliards d’euros et de la participation de la société aux projets suivants :
- Projet Carabobo-2,4 (entreprise commune Petroviktoria) – CVP (entreprise filiale de PDVSA) (60%), SA Société pétrolière Rosneft (40%) ;
- Projet Junin-6 (entreprise commune PetroMiranda). CVP (entreprise filiale de PDVSA) – 60%, SARL NNK – 40% ;
- Entreprise commune Boqueron. CVP (entreprise filiale de PDVSA) (60%), SA Société pétrolière Rosneft (26,67%), OMV (13,33%) ;
- Entreprise commune Petropericha. CVP (entreprise filiale de PDVSA) – 60%, SA Société pétrolière Rosneft – 40%.
On peut supposer que Gabouev a confondu des millions avec des milliards, ce qui souligne encore une fois la valeur de son expertise.
Ensuite, sans faits ni hypothèses, il est conclu que les réunions de Setchin avec Maduro en septembre et novembre 2018 sont de nature politique. Gabouev suppose, sous forme d’affirmation, que la politique russe de la sécurité nationale est de plus en plus déterminée par la combinaison d’intérêts corporatifs et d’ambitions de membres influents de l’environnement de Poutine.
L’agence Reuters a publié des informations sur les sujets qui auraient été évoqués lors de ces réunions privées, citant deux sources anonymes. Le porte-parole de Rosneft, Mikhaïl Leontiev, a déclaré à RBK que la société n’avait aucun problème avec les livraisons de pétrole en provenance du Venezuela.
Du coup, Gabouev s’appuie probablement sur les informations de Reuters plutôt que sur celles du représentant officiel de Rosneft qui a commenté l’affaire.
Selon Gabouev, la « récompense » d’Hugo Chávez pour le fait d’avoir reconnu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud consistait en l’emprunt de 2 milliards de dollars destiné à l’achat des armes russes, ainsi qu’à la création du Consortium national du pétrole (NNK) en octobre 2008 qui possédait 40% de l’exploitation du gisement Junin-6, les 60% restants appartenaient à PDVSA.
Il est à noter que le Venezuela avait acheté des armes russes avant 2008, c’est pourquoi il n’y a aucun lien de causalité. Il n’y a aucun rapport non plus avec la participation du NNK à l’exploitation de Junin-6 puisque des entreprises russes avaient auparavant déjà participé à l’extraction d’hydrocarbures. Par exemple, LUKOIL avait commencé à forer le premier puits paramétrique du bloc Junin-3 à la fin de l’année 2006.
C’est pour cela que le lien indiqué entre les événements en Géorgie avec les contrats économiques ressemble à une tentative de vendre ses désirs pour la réalité. Cependant, la livraison d’armes et le secteur pétrolier représentent tous les deux des investissements à haut rendement qui ont chargé les entreprises russes et leur ont généré des revenus.
Gabouev affirme que la Russie ne possède pas de technologies de traitement du pétrole lourd. C’est pourquoi le « Consortium national du pétrole aurait dû payer des milliards pour la construction des capacités additionnelles aux entreprises occidentales ». En même temps, le fait qu’on pouvait vendre le pétrole extrait sur le marché ouvert passe sous le silence. Ceux qui désirent l’acheter sont suffisants, y compris les États-Unis. Aussi, on cache le fait qu’en août 2017 Rosneft a acheté 49,13% des actions d’Essar Oil Limited (EOL).
« Rosneft a acheté une part dans un actif de premier ordre. La raffinerie du pétrole dans la ville de Vadinar, État de Gujarat, dispose d’une grande flexibilité en termes de matières premières. Plus de la moitié de toutes les matières premières traitées sont du pétrole lourd d’Amérique latine », ont déclaré les représentants de la société dans un communiqué de presse.
Pour l’instant, Junin-6 appartient réellement à 80% à Rosneft et seules les actions de Surgutneftegas et de LUKOIL ont été achetées directement. Le paquet TNK-BP a été acquis en même temps que les sociétés. La consolidation du paquet a été achevée en décembre 2014. Le désir d’acquérir un actif rentable générant du profit est l’objectif de toute organisation commerciale dans l’économie de marché. Le plus étrange est la critique des actions de Rosneft dans cette situation.
Gabouev pense probablement que le marché des prêts intergouvernementaux, ce n’est pas bon. Car il attire l’attention des lecteurs au fait que la Russie (y compris les sociétés russes) a alloué 17 milliards de dollars au Venezuela (y compris PDVSA) depuis 2006. Vient ensuite le chiffre de plus de 6 milliards de dollars qui est, une fois de plus, inventé de toutes pièces.
Les mathématiques sont simples ici. Le vice-ministre des Finances de la Fédération de Russie Sergueï Stortchak a déclaré à propos de la dette du Venezuela vis-à-vis de la Russie : « Le paiement le plus proche a lieu à la fin de mars (2019). Nous avons des paiements au mois de septembre et de mars. Il n’y a pas de montants en retard. La dernière fois que le service a eu lieu c’était le 30 septembre. La fois suivante c’est à la fin du mois de mars. Ils ont encore le délai de grâce, donc ils ne paient que les intérêts. La dernière fois, une grosse somme d’argent a été payée, plus de 100 millions de dollars ».
Le montant de la dette restructurée représentait 3,15 milliards de dollars en novembre 2017. Si on ajoute 3,15 milliards de dollars de la dette publique à 2,3 millions de dollars de la dette PDVSA à Rosneft, on aura 5,45 milliards de dollars, ce qui ne dépasse aucunement pas 6 milliards de dollars.
La Russie n’a pas accordé de nouveaux prêts au Venezuela depuis longtemps. La déclaration de Gabouev selon laquelle Moscou est devenu un créancier, le dernier espoir de Caracas, n’est nullement confirmée. Nous rappelons qu’en 2017, PDVSA a remboursé 2,3 milliards de dollars à Rosneft. À comparer avec la dette publique ukrainienne de 3 milliards de dollars que le pays voisin ne compte même pas rembourser. Dans ce contexte, les investissements au Venezuela semblent attrayants.
Gabouev conclut qu’en raison des investissements de Rosneft au Venezuela, la Russie n’a plus d’autre choix que de soutenir le « régime » de Maduro. Avec la chute de ce dernier, les nouvelles autorités publieront des informations malveillantes sur les accords moscovites avec Caracas, ce qui facilitera leur annulation par Washington (avec de l’aide des nouvelles autorités vénézuéliennes).
Nous rappelons que Maduro est le président du Venezuela choisi conformément à la constitution, si on ne s’enlise pas dans sa lutte contre les candidats de l’opposition avant les élections. C’est pourquoi on devrait qualifier du « régime » celui du président de l’Assemblée nationale du Venezuela (l’organe législatif unicaméral) Juan Guaidó qui s’est proclamé président et qui a été soutenu par les États-Unis et ses alliés en tant que le seul régime possible.
L’auteur de l’article dans FT n’a mentionné qu’une seule société pétrolière espagnole, Repsol, tandis qu’au Venezuela il existe des sociétés pétrolières venant du monde entier, y compris les États-Unis. En voici une liste non exhaustive :
- Chevron, ConocoPhillips (États-Unis)
- Sinopec, CNCP (Chine)
- Eni (Italie)
- Total (France)
- Statoil (Norvège)
- PETRONAS (Malaisie)
- PetroVietnam (Viêt Nam)
- IOCL, OIL (Inde)
- PETROECUADOR (Equateur)
- Petropars (Paraguay)
Toutes ces sociétés considèrent que la production d’hydrocarbures dans ce pays est rentable et ont investi des milliards de dollars au Venezuela avant l’imposition des sanctions par les Américains le 26 août 2017. Pourquoi, dans ces conditions, Rosneft et Gazprom, ce dernier non mentionné dans l’article, doivent-ils abandonner les projets rentables pour satisfaire les États-Unis?
Comme nous l’avons montré à l’aide de chiffres et de références, l’article de Gabouev comporte autant d’incohérences que l’on ne peut même pas parler d’une « objectivité » subjective. Le matériel est basé sur des données non pertinentes et des rumeurs. En même temps, l’image des tout-puissants « amis de Poutine » qui ont pris en leurs mains l’élaboration de la politique étrangère est formée. Les faits et données réels ne le confirment pas. Lier les intérêts purement économiques des sociétés pétrolières et gazières à la politique étrangère est une vision étroite d’un politologue qui n’est pas capable de se soustraire à ses intérêts scientifiques. Au moment de la rédaction de la présente publication, nous n’a pas réussi à obtenir des commentaires de la part de Gabouev sur ce sujet.
Vadim Arapov